A lire - "Les classes moyennes à la dérive", de Louis Chauvel

Publié le par Soutien citoyen au Mouvement Démocrate (site non officiel)

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Les classes moyennes à la dérive
Louis Chauvel

Paris, Seuil, octobre 2006, 108 p.

Ce livre dense et éclairant du sociologue Louis Chauvel, connu pour ses travaux sur la fracture générationnelle, entend dépasser le simple constat d’une fragilisation de la situation matérielle des classes moyennes. Loin d’être strictement catégoriel, le problème apparaît « central pour la société française, car l’efficacité économique, la stabilité sociale et la dynamique démocratique dépendent étroitement de la participation de ce groupe intermédiaire à la construction de l’avenir ».

Contrairement aux élites et aux couches populaires, dont les conditions de vie sont généralement bien identifiées, les classes moyennes « ne sont pas une appellation d’origine contrôlée ». À défaut d’une définition parfaite, au moins peut-on retenir les critères les plus pertinents pour les cerner : elles regroupent les salariés dont le revenu est proche du salaire moyen (1 850 euros par mois) ; elles se situent dans le milieu de la hiérarchie sociale (instituteurs, commerçants, agents de maîtrise, une grande partie des cadres et des professions intellectuelles supérieures) ; elles se définissent par un sentiment positif d’appartenance à cette catégorie.

L’examen de ces critères révèle pourtant de nombreux paradoxes. Ainsi le salaire moyen ne donne pas une réelle indication de ce que touchent chaque mois la plupart des Français. De plus, les classes moyennes se caractérisent par une hétérogénéité, une divergence de conditions d’existence « voire d’intérêts objectifs  » entre les différentes professions et groupes sociaux qui la composent.

Soucieux de « mieux situer ses diversités », Louis Chauvel en vient à isoler quatre catégories de classes moyennes en croisant la variable classique de niveau (inférieure/supérieure) à la variable d’ancienneté qui oppose « anciennes » et « nouvelles » classes moyennes. Autant la première s’appuie sur une accumulation de capital, autant la seconde doit surtout sa place à la compétition scolaire et aux diplômes. L’ancienne classe moyenne est donc pour l’essentiel le fruit de la petite entreprise et de l’entrepreneuriat tandis que la nouvelle doit largement son essor à l’expansion des prérogatives de l’État (entreprises publiques, services collectifs, grandes administrations).

L’évolution du contexte socio-économique s’apparente selon Louis Chauvel à la perte d’une forme de « modèle français de croissance économique et de compromis social » qui permit de croire au mythe d’« une démocratie française égalitaire et unie ». Le ralentissement des gains de pouvoir d’achat (+ 3,5 % par an en moyenne avant 1975 contre 0,5 % aujourd’hui) a privé les salariés de « l’assurance d’une promotion sociale au long de la carrière ». Durant les dix dernières années, l’augmentation des prix de l’immobilier est venue entamer un peu plus le pouvoir d’achat des jeunes actifs.

Pareille situation économique alimente les incertitudes : aux minces espoirs de promotion sociale s’ajoute la perspective d’une retraite dont le financement est hypothétique. D’où la tentation d’« un repli sur des stratégies d’adaptation personnelle et immédiate, sans considération pour l’avenir ni pour les autres  » (école privée ou filière d’élite, fonds de pension, résidences fermées, assurance santé, etc.). Jadis déterminés par un niveau de diplôme et d’ancienneté bien défini, par des procédures d’avancement négociées, le revenu comme la perspective de carrière obéissent désormais à une part croissante d’aléas et d’arbitraire.

La stagnation des inégalités, observable depuis une vingtaine d’années, cache en réalité une recomposition des écarts de conditions de vie. Les revenus les plus modestes ne concernent plus en priorité les personnes âgées mais les jeunes, enfants des classes moyennes pour beaucoup. Or, cette dynamique est propre à la France et l’auteur n’hésite pas ici à convoquer la génération du baby boom au banc des accusés. La politique de déficit, les retraites non budgétées et les investissements publics hasardeux sont autant d’éléments de ce fardeau que doivent aujourd’hui assumer « les orphelins de 1968 ».

Plutôt que d’incriminer la mondialisation et le capitalisme néo-libéral, Louis Chauvel pointe du doigt les responsabilités propres de notre société. Faute d’avoir réduit la création d’emplois publics, de ne pas avoir mené une politique de logements à bon marché et d’avoir privilégié la lutte contre l’inflation, la France se révèle aujourd’hui incapable de transmettre aux jeunes générations les progrès passés tout en lui faisant payer le prix d’un « État providence obèse » qui ne leur bénéficie guère. Sans les formes privées et informelles de la solidarité intergénérationnelle, la situation serait « intenable ». Mais cette solidarité bénéficie avant tout aux enfants des classes moyennes supérieures, accédant eux-mêmes aux meilleures positions sociales.

Après avoir constaté que « la vigoureuse dynamique de moyennisation repérable entre 1965 et 1985 est clairement suspendue depuis vingt ans », Louis Chauvel en vient à s’interroger sur l’évolution de notre modèle social. L’appartenance aux classes moyennes a longtemps relevé d’abord « d’un espoir d’avenir ou d’une aspiration optimiste de la société » dans laquelle les inégalités étaient amenées à se réduire progressivement. Désormais, l’accroissement des inégalités, la perte de cette classe moyenne comme référent font qu’« il ne peut plus exister une vision partagée de la réalité, sauf à monter d’un cran en généralité ».

Quelles sont donc les perspectives d’évolution des classes moyennes françaises ? Il suffirait de peu de choses « pour que les différentes composantes des classes moyennes subissent une marginalisation générale par rapport à d’autres groupes sociaux, comme la nouvelle aristocratie patrimoniale qui semble émerger  ». Si nous voulons échapper à une forme d’argentinisation du système actuel il nous reste, selon Louis Chauvel, à reconstruire « un projet social de long terme favorable à tous ».

Julien Winock


Source: Centre d'Analyse Stratégique

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